Pour un protestant ce mot est tout un symbole. C’est par la Bible que la réforme a pu se répandre, c’est dans la Bible que le peuple de notre pays a pu découvrir une pratique religieuse renouvelée, c’est dans la Bible que dans les moments les plus difficiles de l’oppression, les protestants ont su puiser les forces nécessaires à la résistance, c’est la Bible enfin qui les accompagne de leur arrivée dans ce monde jusqu’au grand départ.
J’ai la chance d’avoir retrouvé dans mes archives familiales une Bible qui a traversé les siècles.
Pierre BAUDOU
La bible d’Étienne Quincarlet
C’est un volume important mesurant 35 cm x 25 cm x 11 cm, comprenant environ mille feuillets de papier chiffon, reliés sous une couverture de cuir de veau et dont le dos comporte cinq nervures de nerf de bœuf. Elle est imprimée en français. Elle a été restaurée deux fois. En effet, en 1984, le relieur qui la démontait pour la restaurer a trouvé sous le cuir du dos un morceau de journal daté de 1815. Elle fut donc restaurée après cette date puis en 1984. Le fut-elle auparavant ? Nous n'en savons rien.
" Ce livre est à moi Etienne Quincarlet….
C’est par ces mots écrits de sa main aux premières pages de cette bible qui est désormais la mienne, que nous savons qu’Étienne Quincarlet en a été le premier propriétaire.
Étienne Quincarlet était maître-charpentier vers 1570 dans une petite paroisse du Moyen-Poitou, Thorigné et plus précisément au hameau des Basses-Touches.
Nous allons essayer de raconter l’histoire de cette bible.
C’est maintenant une bien vieille dame, combien respectable, qui vit dans le Moyen Poitou depuis près de quatre siècles et demi.
Elle est née à Genève en mille cinq cent soixante trois chez François Perrin imprimeur dans cette ville.
Pour parvenir dans ce Poitou si loin de sa ville natale a-t-elle emprunté la longue route des marchands ambulants et des colporteurs ? A-t-elle, bien protégée au fond d’une cale de navire, en compagnie de quelques unes de ses sœurs, descendu le cours du Rhin, longé les côtes de la Mer du Nord, de La Manche puis de l’Océan Atlantique pour aborder enfin dans le port de Niort et là, chercher qui l’adopterait ?
Laissons courir notre imagination….
Elle a enfin trouvé un foyer.
Elle est désormais chez Étienne Quincarlet, à Thorigné.
La découverte
Etienne la pose sur la table protégée par une nappe propre. Il la déballe avec précaution de la pièce d’étoffe qui la protège. Elle est là, encore plus belle qu’il ne l’avait imaginée.
Ses mains caressent le cuir luisant de la reliure, ses yeux s’ouvrent grands sur le dos où resplendit en lettres d’or le mot BIBLE, ses doigts n’osent toucher la tranche colorée de carmin pour la feuilleter. Sa joie est grande…
Il a économisé denier après denier, livre après livre, donc avant toutes choses, il en prend possession : il trempe une plume d’oie bien taillée dans son encrier et d’une main assurée affirme que ce livre est bien à lui.
Et maintenant, seul ou avec sa famille et ses voisins, il va en découvrir le texte et les images.
Accompagnons-le dans ses découvertes,
Émerveillons-nous avec lui !
Après avoir lu les pages d’introduction écrites, sinon par Calvin qui réside encore à Genève au moment de son impression, du moins rédigées par un disciple, le style et le contenu le montrent, il en commence la lecture.
haque
chapitre débute par une magnifique lettrine. Chaque page est encadrée d’un filet
carmin. L’impression en est réalisée sur deux colonnes séparées par un filet
également carmin. Les références des citations sont placées dans la marge et
signalées par des étoiles, alors que les explications lexicales sont placées en
bas de page et signalées par des astérisques.
Étienne lit, à voix basse quand il est seul, à voix haute quand il est entouré de sa famille et de ses voisins. Ils l’écoutent alors dans le plus grand silence, attentifs et émerveillés.
Le Livre est divisé selon les chapitres habituels aux bibles protestantes de l’époque. Ils y découvrent l’Ancien et le Nouveau Testament, les Évangiles, les Proverbes, le Cantique des Cantiques, la Genèse…..
Eux dont l'horizon a été borné jusque là par les coteaux de leur petite vallée du Lambon, émerveillés, ils découvrent aujourd'hui les cinq cartes et les trente gravures qui font revivre l'histoire du peuple d’Israël. Ils voyagent dans le bassin méditerranéen, et la Terre Sainte. Ils suivent du doigt le si long chemin parcouru par le peuple des Hébreux.
À chaque gravure découverte c’est l’émerveillement :
Ainsi, sa lecture de la bible conforta la foi d’Étienne et celle de son entourage.
Mais les ans passent et Étienne n’est plus. À notre connaissance il décéda sans postérité, aux environs de l’année mille six cent quatorze.
Que devint cette bible après la disparition d’Etienne Quincarlet ?
Nous n’avons que des renseignements très fragmentaires sur son histoire. Avec les éléments dont nous disposons essayons malgré tout de la suivre dans le temps et l’espace.
On peut affirmer qu’elle est encore dans ce hameau des Basses-Touches de Thorigné en 1733, largement plus d’un siècle après la disparition d’Étienne. Comment être aussi précis ?
En 1685, c’est la révocation de l’Édit de Nantes, les protestants n’ont plus d’état-civil spécifique. Contraints et forcés, ils font enregistrer baptêmes, mariages et décès sur les registres paroissiaux catholiques. À partir de 1698, le propriétaire de cette bible est Thomas Marché. Bien qu’il eût déclaré la naissance de ses enfants au curé de la paroisse, il fit ce qu’eurent l’habitude de faire ses coreligionnaires. Dans le Livre désormais interdit, il nota, sur une de ses feuilles blanches, la naissance des enfants que lui donnèrent ses deux épouses successives : Il en va de même des “Foisseau” également mentionnés en 1733.
La première annotation de Thomas Marché, transcrivant le baptême de Marie en en 1695, suivie de ses frères et soeurs
Sur une autre page, d'autres annotations
Ces “Foisseau” également notés sont les neveux de Thomas Marché le précédent scripteur, lui-même fils de Thomas Marché, maréchal aux Basses-Touches de Thorigné qui fut un des trois martyrs pendus à Saint-Maixent le 23 février1688 après l’assemblée au Désert de Grand-Ry, lieu tout proche des Basses-Touches.
On peut raisonnablement penser que c’est Thomas le martyr, qui possédait cette bible avant son fils, ce qui, Thomas père s’étant marié en 1659, ne laisserait qu’un blanc de cinquante ans entre Étienne Quincarlet et Thomas Marché père. La vérité oblige à dire que ce ne sont que des présomptions, fortes, certes, mais présomptions.
La bible n’aurait donc pas quitté ce hameau des Basses-Touches de Thorigné de 1570 à 1733.
Les premières années de sa vie se passèrent dans la liberté fragile, mais liberté quand même octroyée par l’Édit de Nantes. Qui furent ceux qui la parcoururent de la fin du 16ème jusqu’au milieu du 17ème ? La famille Marché sans doute qui vivait là depuis longtemps déjà, proche d’Étienne, et encore bien d’autres, un tel livre étant combien rare à cette époque. On ne peut s’empêcher de penser que Jean Migault, figure emblématique du protestantisme poitevin, né dans une maison voisine de celle des Marché en 1644, a pu apprendre à lire dans ce livre et y puiser les racines de son engagement. Mais après 1685 ce furent les années sombres de la persécution, donc de la clandestinité.
La période sombre de l’interdiction dure de 1685 jusqu’en 1789 où le grand souffle de la Révolution libère le peuple protestant de toutes ses servitudes. La bible d’Étienne va retrouver le grand jour et l’air salvateur de la liberté. Mais depuis 1733, dernière indication sur sa localisation jusqu’en 1846 environ, rien ne nous permet de savoir quel a été son périple.
Pourquoi 1846 ? Cette bible fut celle de mon arrière grand père paternel né à Vouillé (Deux-sèvres) commune dans laquelle il se marie cette année-là et où il fait partie du conseil presbytéral. Comme je suis le seul de ses descendants à porter son patronyme, c’est moi qui en suis aujourd’hui le propriétaire ...
Encore une interrogation : si les Marché et autres Foisseau sont mes ascendants par ma branche maternelle, comment est-elle passée dans ma branche paternelle ?
Certes ces deux branches vécurent dans un périmètre restreint d’une quinzaine de kilomètres de rayon, certes les Bouffard, ascendants des Marché, ma branche maternelle, avaient une branche parallèle, au milieu du 17ème, qui compte parmi mes ascendants du côté paternel, néanmoins il sera toujours difficile, voire impossible, de retrouver le chemin, tortueux, malaisé et souvent périlleux qu’elle a parcouru au sein de quelques familles protestantes de notre Moyen-Poitou.
Et maintenant, cette bible qui fut celle d’Étienne Quincarlet repose en lieu sûr.
Elle vivra encore des années et des années et pourquoi pas des siècles aux Archives Départementales des Deux-Sèvres où je l’ai déposée pour qu’elle y vive une longue, très longue vieillesse dans le calme et la sérénité qu’elle a bien mérités.
Conception et mise en page : Elisabeth et Guy Vidal
d’après un texte de Pierre Baudou et des photos de Jacques Perruchon.
illustration "Veillée cévenole"d'après une scène du Musée du Désert à MIALET